Histoires multiples et narrations transnationales: Ré-orientation des musées européens

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Victor Claass fait le compte-rendu de cette journée d'étude qui portait sur les musées européens engagés dans la réinvention de leurs collections. L'événement a été organisé par Hyundai Tate Research Center: Transnational avec l'Institut National d'Histoire de l'Art (INHA) et a eu lieu le 1er juillet 2022 à l'INHA à Paris.

La journée d’étude intitulée « Histoires multiples et narrations transnationales : ré-orientation des musées européens » a été organisée et financée par le Hyundai Tate Research Centre: Transnational en partenariat avec le programme « GAP – Observatoire : Globalisation, Art et Prospective », mené à l’INHA par Zahia Rahmani. L’événement donnait la parole, en langues française et anglaise, à une dizaine d’universitaires, conservateurs et conservatrices de plusieurs pays d’Europe, ainsi qu’à deux artistes dont les pratiques traitent de l’héritage colonial et des récits qui lui sont associés. Par coïncidence, ce même jour, une conférence de presse annonçait depuis Berlin une avancée déterminante dans le processus de restitution par l’Allemagne d’un ensemble de bronzes du Bénin au Nigéria. Si la question aujourd’hui abondamment discutée des restitutions du patrimoine extra-européen collecté par les pays occidentaux pendant l’ère coloniale ne figurait pas à proprement parler au centre des débats de cette journée, la nouvelle résonnait avec nombre de thématiques abordées.

L’objectif de cet événement était double : il ambitionnait à la fois d’analyser l’engagement des musées européens envers les idées et les pratiques décoloniales à travers plusieurs cas d’études, mais aussi et surtout de déployer un éventail des possibles, sinon d’ouvrir de nouvelles voies dans le domaine des pratiques muséales. En contrepoint des discours historiens et institutionnels, basés sur le fruit de recherches récentes et de retours d’expériences, les artistes Taus Makhacheva et Kader Attia ont pu présenter à l’auditoire certaines de leurs orientations esthétiques et professionnelles du moment. Ce choix ouvrait avec pertinence cette journée d’étude à la création contemporaine et à l’impact qu’elle est en mesure d’exercer sur la formulation des récits – et inversement. À ce titre, l’événement permettait, tout en proposant des pistes concrètes, d’aborder collectivement certaines problématiques fondamentales animant le monde culturel d’aujourd’hui, tout en leur infusant davantage de nuance et de complexité.

Man walking on a tightrope holding a balance pole with a painting hanging on either end.

Taus Makhacheva
Corde Raide (Tightrope) 2015
Vidéo, haute définition, projection, couleur et son (stéréo)
Durée : 58 min, 10 s
Tate
© Taus Makhacheva

La plupart des interventions s’articulaient autour d’une série de constats faisant généralement consensus auprès des intervenant-e-s : celui d’une essentielle quête de « rééquilibrage » des récits dans le paysage académique et muséal tout d’abord, comme rappelé par Sook-Kyung Lee (Tate) dans ses mots introductifs, en écho à l’œuvre de Taus Makhacheva illustrant l’événement1 ; mais aussi celui des survivances multiples du passé colonial – comme le concluait à l’issue de cette journée le plasticien et commissaire invité de la Biennale de Berlin pour l’année 2022, Kader Attia, qui dialoguait en visioconférence depuis l’Allemagne avec Devika Singh (Tate). Parmi les points d’accord figurait également le souhait d’une histoire de l’art citoyenne, attentive au présent, capable de prendre à bras-le-corps l’urgence de certaines questions de société. Un aspect d’emblée évoqué par Éric de Chassey (INHA) et les organisatrices de l’événement dans leurs mots d’accueil respectifs, Zahia Rahmani, Sook-Kyung Lee et Devika Singh; puis réabordé à travers différents prismes dans les trois panels successifs.

Le premier d’entre eux, « Ré-imaginer les modernités », modéré par Natalia Sidlina (Tate), posait précisément la question du décentrement de l’histoire de l’art et de la mise en lumière de ses points aveugles. Une seconde session, sous le titre « Repenser le rôle des musées », revenait pour sa part sur une série d’expérimentations muséographiques, les récits polyphoniques de vies d’objets et la mise en scène du pluralisme de leurs valeurs par divers dispositifs. Enfin, sous le titre de « Narrations contemporaines », le tout dernier panel entendait croiser une série de réflexions sur les traditions muséales et les potentiels d’entreprises curatoriales nouvelles. À l’issue de chacune des sessions, il était permis au public d’échanger avec les participant-e-s, dans des moments de débats – dont la brièveté peut néanmoins être regrettée.

Nombre d’interventions proposées permettaient, chacune à travers un angle particulier, de révéler les rouages idéologiques et politiques animant les institutions muséales européennes depuis plusieurs décennies. Par ses remarques générales sur l’aptitude des musées à « émuler leur propre image », puis par ses réflexions critiques sur la construction et la récente ouverture du Forum Humboldt sur l’Île aux musées de Berlin – dont les épisodes principaux ont été résumés –, Eva-Maria Troelenberg (université Heinrich Heine de Düsseldorf) analysait ainsi certaines des frictions perturbant le tournant décolonial des musées. Il est à remarquer que le terme lui-même de « décolonisation » a été soumis à critique lors des échanges, notamment pour sa dimension située : pour certain-e-s, cette notion porterait en effet avec elle le risque d’une mise en retrait d’autres agentivités, reléguées à un rôle jugé trop passif. La journée permettait en outre de revenir sur certaines zones d’oublis disciplinaires de l’histoire de l’art, trouvant leur cause dans un ensemble de réflexes académiques et institutionnels, conscients ou inconscients.

Dans sa contribution, Pierre Singaravélou (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – King’s College, Londres) s’est prononcé pour une attention plus méthodique portée aux objets des collections nationales françaises encourageant l’ouverture vers une histoire globale, plus équitable, faite d’« hybridations » et de « contradictions ». S’il ce travail anime bel et bien la discipline de l’histoire de l’art depuis plusieurs décennies déjà, sa plus grande mise en visibilité et les moyens mobilisés à cet effet ont fait l’objet de discussions avec la salle. Quant au racisme structurant les récits artistiques modernistes, il constituait le cœur de la contribution de Philippe Dagen (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) sur les écrits du critique et artiste mexicain Marius de Zayas (1880-1961), dont les propos dégradants sur les peuples d’Afrique ont été cités avec une insistance dérangeante. Cette conférence, qui étudiait à la fois les écrits de De Zayas et l’incapacité de l’historiographie à l’avoir traitée adéquatement, entendait rappeler que la promotion des arts « africains » par les acteurs de l’avant-garde pouvait absolument aller de pair avec un racisme inflexible.

Gallery space with tables and chairs, and images on the walls connected by many dotted lines

Dynamique de groupe : Collectifs de la période moderniste, vue d’installation, Lenbachhaus, Munich, 2021
Photo: Simone Gänsheimer

La conférence délivrée par Marie-Laure Allain Bonilla (HEAD – Genève, HES-SO) assurait une transition entre les intentions circonscrivant cette journée d’étude, en passant de l’analyse de ces héritages discursifs et intellectuels problématiques à un constat actuel : celui d’un tournant épistémologique notable affectant les préoccupations académiques comme muséales. Sa contribution retraçait à grands pas l’histoire d’une très timide confrontation, celle de la Suisse au passé colonial du continent européen, que les institutions helvétiques considèrent traditionnellement – et à tort – comme « distant » de leur propre histoire. Les travaux de Patricia Purtschert, tout comme la récente exposition Une Suisse exotique? présentée au palais de Rumine de Lausanne, ont ainsi été soumis à discussion et leur caractère d’exception rappelé.2 C’est précisément par le dispositif de l’exposition (temporaire), mais aussi par une attention renouvelée portée aux arrangements et à l’accrochage des collections que cette journée d’étude se montrait en réalité la plus prospective.

En évoquant le travail réalisé à la Lenbachhaus sur l’historiographie de l’art moderne et en présentant l’exposition « Group Dynamics. Collectives of the Modernist Period », Matthias Mühling, directeur de l’institution munichoise, rappelait qu’une approche alternative, entremêlée, plurielle et transnationale du modernisme est à poursuivre. Il se prononçait également pour de véritables partenariats, profonds et durables, avec d’autres musées à l’international. En présentant les divers projets d’expositions récemment menés aux Abattoirs de Toulouse, Annabelle Ténèze (Les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse) poursuivait quant à elle ce travail, désiré collectif, de déconstruction institutionnelle et d’ouverture. Animée de la volonté d’expliciter les modalités de production du voir et du savoir, de situer les discours et d’en révéler les implications variées ; mais aussi de considérer avec davantage de vigueur l’ancrage local de l’institution et son rapport aux publics, cette conférence répondait au désir commun d’un élargissement politique et social du champ d’action muséal.

A person sits eating noodles in a cafe, chopsticks and spoon in either hand. They wear a white vest with a white fur draped over one shoulder, bright blue short hair and their face is painted with an abstract landscape, a lotus flower between the eyes.

Sin Wai Kin (précédemment connu sous le nom de Victoria Sin)
Un rêve d’intégralité en parties (A Dream of Wholeness in Parts) 2021
Vidéo monocanal, 4k, couleur, son
Durée : 23 min, 3 s
© L’artiste. Avec autorisation de l'artiste, Chi-Wen Gallery, Taipei et Soft Opening, Londres. Produit par Chi-Wen Productions

En réponse directe à ces préoccupations, relatives aux procédés de « cartographie » des publics, des scènes artistiques anciennes ou contemporaines, voire des collections elles-mêmes, la conférence prononcée par Hammad Nasar (Paul Mellon Centre, Londres – Herbert Art Gallery and Museum, Coventry) revenait sur deux expositions récentes. La première, dont il a assuré le commissariat avec Kate Jesson pour la Manchester Art Gallery sous le titre « Speech Acts: Reflection-Imagination-Repetition » (2018-2019), confrontait des œuvres considérées comme « phares » des collections avec d’autres, moins soumises aux regards – voire reléguées aux réserves. La seconde, le « British Art Show 9 » (2021-2022), co-organisée avec Irene Aristizábal, a été pensée pour un déploiement simultané dans les villes d’Aberdeen, Wolverhampton, Manchester et Plymouth. Elle implique des œuvres d’artistes traitant frontalement des résistances aux tensions sociales et raciales contemporaines, et promouvait une diversité à tous points de vue. En proposant d’autres géographies et un rapport différent entre le global et le local, Hammad Nasar a partagé sa circonspection face à l’hégémonie de certaines institutions, telle que la Tate en Grande-Bretagne, dont Devika Singh a pourtant tenu à rappeler le travail réalisé par les équipes de diverses institutions européennes sous différentes formes, que ce soit dans le domaine de la recherche fondamentale, de la programmation où encore des politiques d’acquisition.

C’est en somme une forme de mise au défi de l’autorité muséale que cette journée contribuait à formuler, en donnant la parole à la fois aux personnels de ces institutions et à ses observateur-ice-s critiques, au rang desquels les artistes se doivent d’être compté-e-s. Au-delà de resituer les musées dans leur rôle social, plusieurs des contributions se prononçaient significativement pour une plus grande transparence dans leur manière de mettre en histoire la création, les critères retenus pour sa monstration aux publics, ou encore les dynamiques structurelles de pouvoir à l’œuvre dans leurs orientations et leur gestion. Dans sa présentation, Taus Makhacheva évoquait à ce propos l’un de ses travaux en cours, le Museum Game, qui consiste en un jeu de cartes dans lequel les participant-e-s sont amené-e-s à endosser le rôle, non sans ironie, des acteur-ice-s culturels et de faire l’expérience simulée de leur agentivité.

Si le déroulement de cette journée d’étude, centrée sur les musées « européens » et leurs narrations, a bien joué l’effet de miroir escompté en illustrant leurs réponses à certains enjeux et leurs modes de fonctionnement, la variété des « contre-récits » aurait pu être élargie davantage encore. La question des publics dans tout leur pluralisme mériterait ainsi une considération plus poussée, ayant donné lieu à plusieurs moments d’échanges lors desquels la question d’un entre-soi muséal a été discuté. Veiller à une plus grande diversité des publics, mais aussi à leur intégration active aux événements et à l’élaboration des programmes proposés rappelait qu’une approche moins verticalisée de l’offre culturelle ouvrait de puissants potentiels. L’ensemble démontrait en revanche la motivation véritable d’un ensemble d’acteur-ice-s en faveur d’une réinvention perpétuelle des pratiques muséales, faite d’expérimentations et de prises de risques, associée à une connaissance toujours plus fine du poids de l’histoire, au service du présent. Loin de stabiliser quelconques conclusions ou d’apporter des réponses définitives, cette journée de dialogue, riche et projective, a contribué à démontrer toute l’ampleur et la nécessité du travail à poursuivre.

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